Thomas Berns : « L’élargissement de l’espace public peut entraîner son affaiblissement »

Article : Thomas Berns : « L’élargissement de l’espace public peut entraîner son affaiblissement »
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1 janvier 2013

Thomas Berns : « L’élargissement de l’espace public peut entraîner son affaiblissement »

Thomas BernsAujourd’hui, nous vous proposons une interview de Thomas Berns, professeur de philosophie politique et d’éthique à l’Université Libre de Bruxelles. Il nous explique ce qu’est l’espace public, et détaille pour nous la façon dont les médias de masse et internet influencent son fonctionnement.

Bonjour M. Berns. Pour commencer, pouvez-vous nous indiquer comment définir la notion d’espace public ?

Selon Jürgen Habermas, il s’agit d’un espace – qui ne doit pas être compris de façon géographique – où les individus, les personnes privées, les associations se placent dans une situation dialogique, une situation d’agir communicationnel. A ce moment-là, ils n’agissent plus de façon instrumentale ou intéressée, mais se rendent attentifs à la façon dont chacun justifie sa position. D’où un type de communication différent de l’échange privé, au sein de laquelle des positions communes ou un agenda commun peuvent se dessiner.

Habermas a établi une genèse de cette espace. Il le voit naître au 18ème siècle, dans les salons et les clubs où l’on débat, mais aussi dans la presse. Petit à petit, cet espace devient une sorte d’instance commune devant laquelle le pouvoir est responsable. Habermas le montre en analysant des articles de presse, des textes littéraires et des lettres, ainsi que des textes de philosophes. Emmanuel Kant, par exemple, développe l’idée selon laquelle la publicité est une valeur politique : c’est le fait d’être l’objet d’un débat public qui rend une action légitime.

L’espace public est donc un lieu de dialogue public devant lequel le pouvoir est tenu pour responsable.

La presse est donc un élément constitutif de l’espace public. Avec l’évolution des médias, quelles mutations cet espace a-t-il subies ?

Au 18ème siècle, la presse et les échanges écrits sont le symbole de l’espace public. Mais maintenant, nous avons affaire à des médias de masse, comme la télévision, la radio, ou encore internet, qui sont moins « artisanaux ». Ceci implique deux choses : premièrement, d’un point de vue économique, les médias de masse appartiennent souvent à un petit nombre d’acteurs, ce qui pose des problèmes en termes d’indépendance. Deuxièmement – et c’est un point important –, ils permettent un élargissement de l’espace public qui peut aussi se traduire par un affaiblissement de cet espace.

L’espace public, en effet, doit être construit, organisé, pour que ce soit des arguments, et non de simples opinions, qui y soient exposés. Jusqu’à présent, ce sont les médias qui se sont occupés d’organiser et de synthétiser ces opinions et ces arguments, pour que l’échange soit possible. Mais, avec les média de masse, l’espace public est devenu plus diffusé, plus participatif, ce qui a pu aussi nuire à cet aspect « construit ». Il est possible, qu’en s’élargissant, l’espace public se déstructure, et devienne surtout un lieu où s’expriment les humeurs. Habermas insiste là-dessus, en disant que l’espace devant lequel le pouvoir était responsable devient plus acclamatif que critique.

De plus, l’espace public repose en partie sur la capacité à distinguer le sens public et le sens privé de ses actions. Or, la séparation entre le public et le privé devient moins évidente, ce qui contribue à la « désorganisation » de l’espace public.

Les médias de masse ont donc permis un élargissement de l’espace public. On peut considérer cela comme quelque chose de positif, mais il faut aussi se rendre compte que cela peut contribuer à son affaiblissement.

On définit souvent internet comme le média ayant créé un espace public auquel tout le monde peut avoir accès. En ce sens, internet aurait créé une “cyber-démocratie”, parfaitement participative. Partagez-vous ce constat?

Internet peut représenter l’espoir d’un espace public élargi, qui ne serait plus dépendant d’aucun centre, ni d’aucun intermédiaire : on peut y entrer de partout, sans aucune médiation. On peut, grâce à cet outil, caresser le rêve que l’humanité produise quelque chose de commun. C’est l’idée que développe, par exemple, le philosophe Pierre Lévy, en avançant que cet outil permettrait l’émergence d’une mémoire commune à l’humanité.

De plus, grâce à internet, on sort de la rareté : le nombre de journaux imprimables est limité par la quantité de papier, le nombre de stations de radio ou de chaînes de télévision est borné par la quantité d’ondes disponibles, la taille des archives est déterminée par l’espace disponible ; mais internet semble offrir un espace où l’information est illimitée.

Ainsi, jamais un individu n’a pu accéder à autant d’informations, sans sortir de chez lui. En même temps, cette mise à disposition se fait sans construction : je peux tout savoir, sur internet, y compris les goûts culinaires d’un Esquimau ou les réflexions d’un Danois sur son chat. Il y a alors un problème de tri, qui va amener un retour des intermédiaires. Et ces intermédiaires son désormais les moteurs de recherche. Ils hiérarchisent les différents participants, et leur permettent ou non d’être visibles, comme le faisaient les églises, les syndicats, et les corporations auparavant.

Ce sont donc les moteurs de recherche, acteurs privés poursuivant une activité lucrative, qui organisent l’espace public. Cela ne nuit-il pas à cet espace?

Le fait qu’ils soient privés n’est pas, à mon sens, un problème : les autres intermédiaires précédemment cités sont, eux aussi, privés. En revanche, il est beaucoup plus problématique que les critères qu’utilisent ces moteurs de recherche pour hiérarchiser les différents sites soient secrets. Cela veut dire, en effet, que les critères d’organisation de l’espace public ne sont pas l’objet d’un débat public.

Néanmoins, on peut deviner certains des critères utilisés, ce qui pousse les directeurs de site web à agir de façon stratégique, en publiant des informations qui leur permettent d’être visibles et référencés. Mais, en faisant cela, ils agissent alors de façon instrumentale, et non plus naturelle.

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