Bourdieu et la télé

Article : Bourdieu et la télé
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14 octobre 2012

Bourdieu et la télé

« J’espère que [mes analyses] pourront contribuer à donner des outils ou des armes à tous ceux qui […] combattent pour que ce qui aurait pu devenir un extraordinaire instrument de démocratie directe ne se convertisse pas en instrument d’oppression symbolique. » Pierre Bourdieu parle de la télévision, qu’il soupçonne de mettre en péril la culture. Pour la combattre, il donnera deux conférences télévisées en mai 1996, qu’il reprendra d’un petit livre nommé Sur la télévision (Raisons d’agir, 1996).

On y retrouve les deux conférences, retravaillées pour l’écrit (sous forme de chapitre : « Le plateau et ses coulisses », « La structure invisible et ses effets), puis un petit supplément intitulé « L’emprise du journalisme. » Le tout formant une critique sévère du journalisme, et attaquant même quelquefois de la démocratie…

Les nombreux pièges du petit écran

Le premier chapitre consiste en une sorte de longue liste de griefs. Bourdieu énumère, sans réel ordre, les défauts les plus évidents de la télévision. On y retrouve notamment :

–          La dictature des faits divers, qui, en occupant une grande part des journaux télévisés, occultent « les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques. » (p.17) ;

–          La recherche de l’exceptionnel, qui pousse à la fois à négliger les événements qui semblent banals et à exagérer l’importance de ceux qui paraissent hors du commun. Bourdieu prend l’exemple – devenu depuis classique – des banlieues, délaissée en temps ordinaires par les caméras, mais envahies par elles dès qu’une émeute survient ;

–          « L’effet de réel » provenant du fait que la télévision « peut faire voir et faire croire à ce qu’elle voit. » (p.20). Un reportage diffusé à une heure de grande écoute, en effet, ne fait pas que montrer un événement, mais influe sur la réalité même de cet événement. Bourdieu illustre cela par la grève des lycéens de 1986, où les journalistes ont couvert les actions de ces jeunes gens peu politisés, les encourageant à se prendre de plus en plus au sérieux, et créant ainsi un mouvement qui n’existait pas vraiment avant l’irruption des journalistes ;

–          La « circulation circulaire de l’information » (p.22), qui est créée par la forte concurrence à laquelle est soumise le secteur médiatique. Le fait qu’une chaîne couvre un événement devient une raison suffisante pour que ses concurrents le couvrent aussi, ce qui crée une très forte homogénéité des différents journaux télévisés. Ceci est dû au fait que les journalistes agissent comme si leur public était toujours en train de comparer tous les différents médias, alors qu’en réalité personne ne regarde deux ou trois JT à la suite ;

–          Les faux débats, qui peuvent l’être parce que qu’on y oppose des gens dont la pensée est au fond assez semblable, ou parce qu’on y confronte des non-habitués des plateaux de télévision à des spécialistes de la communication qui n’en feront qu’une bouchée.

Pour ceux qui désirent voir, voici la conférence :

 

Un problème de champ

Les critiques du deuxième chapitre, elles, sont plus précises : elles se concentrent sur la question du champ du journalisme et de son influence sur les autres champs. Un champ, pour faire bref, réfère chez Bourdieu à un certain monde social – chaque champ possédant ses caractéristiques et modalités de fonctionnement propres. Dans chaque champ, selon Bourdieu, il y a des dominants et des dominés, qui luttent pour conserver leur place (dans le cadre des dominants) ou pour conquérir une position plus élevée (dans le cas des dominés). Pour cela, ils utilisent les règles propres de leur champ : un économiste dominé, par exemple, essaiera de produire de bons articles d’économie pour améliorer sa position dans le champ de l’économie.

Plus un champ échappe aux regards de ceux qui n’en maîtrisent pas les règles, et plus ce champ est autonome : « Un champ très autonome, celui des mathématiques par exemple, est un champ dans lequel les producteurs n’ont pour client que leurs concurrents, ceux qui auraient pu faire à leur place la découverte qu’il leur présente. » (p.71).

Or le journalisme – et surtout la télévision – traite de sujets relevant de tous les champs, en en bouleversant ainsi les luttes de domination et la structure. Bourdieu prend comme exemple ce qu’il appelle les intellectuels-journalistes » – il cite Bernard-Henri Lévy et Finkelkraut, auxquels, dans la version télévisée, il préfère Alain Minc –, à la fois connus du grand public et peu appréciés des universitaires. Ces philosophes-journalistes, dominés dans leur champ, s’y créent une nouvelle légitimité par l’intermédiaire de la télévision. Ils agissent, avance Bourdieu, comme un « cheval de Troie » (p.73) : à travers eux, chaque champ se trouve lié au champ du journalisme.

Or, ce dernier est loin d’être autonome : il est « sous la contrainte du champ économique par l’intermédiaire de l’audimat. » (p.62) Par suite, par le journalisme, c’est l’entièreté des champs qui se trouvent peu à peu soumis à l’économie..

Là encore, voici la conférence :

La solution de Bourdieu : faire descendre les intellectuels dans l’arène

Tout cela est bien beau, mais ne nous dit guère que faire pour améliorer la situation. C’est le thème évoqué dans le supplément, intitulé « L’emprise du journalisme. » Bourdieu y propose deux alternatives aux acteurs menacés dans leur champ : s’y retrancher en coupant les contacts avec les médias, ou « se servir de tous les moyens disponibles » (p.91) pour s’imposer dans le champ journalistique. C’est-à-dire, venir se battre contre les intellectuels-journalistes sur leur terrain pour les empêcher de nuire aux champs dont ils discourent. Il s’agira d’une « action concertée » (p.94) des savants, seule à même d’équilibrer le « monopole des instruments de diffusion de [l’] information. » (p.91) par les journalistes. Ainsi, la prépondérance du champ journalistique sera ramenée à sa juste mesure…

Bourdieu antidémocratique ?

Que penser de Sur la télévision, ce petit ouvrage au ton polémique ? Tout d’abord, il faut reconnaître sa portée explicatives : de l’effet de réel, la circulation circulaire de l’information, ou encore le « court-circuitage » des luttes de domination au sein des différents champs sont des problèmes bien présents dans les médias ; et Bourdieu nous livre les concepts adéquats pour en parler.

Mais, au-delà de cette pertinence, il y a dans l’ouvrage un aspect dérangeant, désagréable : l’idée – jamais exprimée, mais toujours présente –, que les spécialistes ont toujours raison contre le public. Il s’agit, pour reprend Géraldine Muhlmann, d’une « pensée qui comporte de nets aspects antidémocratiques » (p.70 de Du journalisme en démocratie, un ouvrage passionnant dont j’espère bientôt parler ici).

Bourdieu, en effet, en insistant sur la nécessité de laisser chaque champ s’autonomiser, et de laisser aux savants le soin d’organiser ce qui doit être divulgué de leur science, prend pour acquis que les citoyens lambda ne connaissent rien à ces champs, et ne doivent pas essayer d’en savoir trop par eux-mêmes. « Il y a des conditions économiques et culturelles de l’accès à un jugement éclairé et l’on ne pourrait demander au suffrage universel (ou au sondage) de trancher des problèmes de science. », (p.91) dit-il par exemple à la fin de l’ouvrage, insistant encore sur la nécessité de « protéger » chaque champ. Cela est vrai assurément : on ne décide pas de la justesse d’un calcul en demandant leur avis à ceux qui ne connaissent rien aux mathématiques. Mais c’est tout de même dérangeant : ne demande-t-on bien à des gens qui ne connaissent rien aux sciences politiques d’élire des présidents et des parlementaires ?

Bourdieu, en un mot, pose les bases d’un argumentaires anti-démocratique, mais fait demi-tour avant de commencer cette critique. Il ne s’agissait, bien sûr, pas du sujet de ces conférences ; mais on ne peut que déplorer qu’il ait refusé de pousser son questionnement plus loin..

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